Maintenant que les oracles de la campagne, j'ai nommé les sondages, semblent montrer un tassement du phénomène Bayrou, toujours en bonne position mais ne parvenant pas à dépasser ses rivaux PS et UMP, maintenant donc que nous avons un peu de recul, on peut essayer de réfléchir sereinement au phénomène. J'ai déjà commis un
billet sur le fait que notre ami béarnais forçait la gauche à se repenser par rapport à un clivage droite-gauche qu'elle tient pour constitutif, nécessaire, pérenne, et transcendant. Je vais essayer de pousser l'analyse, en analysant d'abord sur quelles bases peut se fonder la volonté de FB de gouverner au centre, puis le caractère anti-système de la candidature Bayron, et enfin son lien avec le libéralisme. Oui, je sais, je n'ai pour l'instant que marginalement brillé par ma propension à tenir les promesses annoncées sur ce blog : il y a maintenant un certain nombre de billets notés (1) qui attendent leur (2). Eh bien, espérons quand même !
Gouverner au centre, donc. Vieux rêve que celui de réunir la nation quasi-unanime sur un projet accepté de tous et refusé des seuls extrêmes. « Pourquoi voulez-vous qu'il y ait une opposition ? », disait De Gaulle. Souvenirs brumeux de l'Union sacrée ou du bloc national. Rêve que le bien commun se construise dans la concorde plutôt qu'à travers une succession partisane, que par cette sorte de louvoiement qui permettrait d'y tendre par coups de barre successifs de part et d'autre. Soit L, le bien commun : après tout, pourquoi ne pas dire f(x) = L plutôt que de tenter absolument f(x) = cos(x)/x + L ?
Mais, bien évidemment, les gens de bon conseil d'expliquer au Béarnais qu'on y avait déjà pensé, merci, mais que c'est impossible. Et pourquoi ? Parce que c'est la vie : les unions sacrées ne durent qu'un temps, elles sont vouées à se disloquer, et font à la longue le jeu des extrêmes. C'est d'ailleurs le sens de la critique formulée par Nicolas Sarkozy (et en cela, je lui accorde même de la constance : il y a longtemps que NS prétend que la droite doit être vraiment à droite et la gauche vraiment à gauche pour éviter qu'un jour, la présidentielle se joue entre Le Pen et Bové). Autrement dit, une polarisation d'une assemblée au centre serait par nature instable. C'est ce que je vous propose de vérifier maintenant.
Supposons un état initial parfaitement stable, le système de Westminster : une droite et une gauche bien identifiées, un système d'élection uninominal par circonscription plutôt qu'un scrutin de liste national, et vous avez un camembert partagé en deux. Les extrêmes en sont exclus, un centre marginal peut demeurer, il sera la cinquième roue du carrosse, d'un côté ou de l'autre, peu importe. Etat stable : un parti domine, quand il est fatigué, l'autre prend sa place, et ainsi de suite : les Anglais font cela depuis le XVIIème siècle, en remplaçant juste les
whig par les travaillistes, et cela leur convient. Les Américains aussi. Bon, mais, nous dit Bayrou dans son
discours d'Evreux, cela ne marche pas en France car chacun défait ce que fait l'autre : «
la confrontation de l'UMP et du Parti socialiste a été une confrontation stérile. Elle dure depuis vingt-cinq ans. Depuis vingt-cinq ans, ceux qui sont dans l'opposition flingue toute idée de ceux qui sont au pouvoir. Depuis 25 ans, à chaque élection, il y a une alternance, c'est-à-dire que l'on sort ceux qui sont en place pour les remplacer par ceux qui étaient là le coup d'avant et ceux qui arrivent n'ont pas de plus urgent besoin ou choix que de détruire ce qu'ont fait ceux qui les avaient précédés. Ce n'est pas comme cela, dans cette attitude d'affrontement perpétuel, que l'on peut construire du positif pour un pays. » On a donc un état stable, mais créant un jeu à somme nulle.
Statu quo ? Mais c'est exactement ce que les contempteurs du régime d'assemblée reproche à celui-ci, notons. Bon, passons.
On se propose donc d'introduire, dans cet état stable, un centre non-marginal. Nous voilà donc avec une gauche, un centre, une droite. Notons que le centre peut être lui-même divisé, de fait, il l'est souvent. Je pense qu'on peut alors distinguer deux situations bien différentes.
On pourrait qualifier la première de bipolarisation avec centre-pivot : il continue d'y avoir une alternance droite-gauche, mais celle-ci est décidée par le centre, qui peut « choisir » la formule gagnante. Le centre, même minoritaire, détient donc un poids primordial. A la réflexion, c'est ce que pourrait obtenir Bayrou : supposons qu'il soit élu président, et, qu'aux législatives, l'UDF ne soit pas suffisamment forte pour s'imposer comme le premier parti, mais obtienne néanmoins quelque chose comme 20 % des sièges, avec, pour simplifier, l'UMP et le PS avec 40 % des sièges chacun. Nonobstant la légitimité que confère le suffrage universel au Président, nos institutions actuelles prévoient quand même que c'est le Parlement qui vote la confiance : ainsi, c'est bien au Parlement qu'il reviendrait de choisir le PM, et donc à l'UDF de faire pencher la balance d'un côté ou de l'autre. Cas hypothétique on s'en doute, car négligeant le particularisme français, mais cas important, car c'est dans cette configuration qu'agit le plus souvent le centre dans un régime parlementaire.
Mais effectivement, si cette solution est celle qui semble dévolue à un centre important mais non majoritaire, comme le rapport de force semblerait le dessiner actuellement et est donc l'objectif que pourrait effectivement atteindre Baryou, ce n'est pas ce qu'il souhaite : « élu président de la République, je formerai un gouvernement qui sera un gouvernement pluraliste, ouvert sur les grandes sensibilités du pays avec des personnalités nouvelles, parce qu'il faut du renouvellement, diverses par leur expérience, ayant fait leurs preuves dans la vie, d'accord sur le plan de redressement que j'aurais proposé aux Français et ce gouvernement dira à toutes les femmes et tous les hommes politiques de France : "Si vous avez entendu le message que les Français viennent de vous envoyer, si vous souhaitez entrer dans ce rassemblement pour soutenir le redressement, vous y avez toute votre place." ». Il ne s'agit plus ici d'un maintien de la polarité droite-gauche, quand bien même dominé par un « swing center », mais bien d'une polarisation unique et centrale de système partisan autour du centre, auquel se verrait agrégées la gauche de la droite et la droite de la gauche, rejetant les extrêmes. Autour d'un grand parti du centre, donc, des personnalités de valeur glanées à droite et à gauche. Autour de Bayrou, Strauss-Kahn et Borloo.
Est-ce jouable ? Deux références me semblent pertinentes. La première, c'est l'Union sacrée, le concours de toutes les bonnées volontés, et d'ailleurs, c'est explicite dans le discours de FB (par exemple : « Si je suis élu, ce gouvernement sera un gouvernement qui rassemblera des compétences venant des camps différents, s'entendant sur l'essentiel et décidées à reconstruire le pays dans une démarche de rassemblement »). La thématique de la reconstruction du pays, donc, comme justification à l'état d'union sacrée. Mais pas que : en effet, l'union sacrée ne peut être que conjoncturelle, or François Bayrou nous invite à un changement sur le long terme, donc à une polarisation structurelle du paysage politique autour du centre qu'il incarne. Et là, la référence au radicalisme est peut-être utile.
Vous me direz, pourquoi aller exhumer le radicalisme de tombeau auquel la fin des IIIème et IVème Républiques l'avait condamné ? Mais bien parce que la IIIème république raconte l'histoire d'une polarisation, centrale,mais surtout durable, du spectre politique. Le centre, occupé par les radicaux (au centre gauche, c'est vrai), n'agissait pas comme swing voter, mais comme leader des différentes coalitions, la plupart du temps, avec à sa gauche une SFIO tiraillée entre son désir d'avoir des élus, sa position doctrinale de refus de participation au pouvoir, et son ambivalence quant à l'acceptation de la République, et de l'autre une droite dont la frange progressiste avait rallié le régime et était prête à gouverner avec les radicaux, mais dont l'autre bord n'avait jamais accepté 1875. Ce sont bien les radicaux qui, à partir du gouvernement de Défense nationale de Waldeck-Rousseau, ont donné vie à la plupart des coalitions, qu'ils y soient archi-majoritaires comme lors des ministères Combes, Clémenceau, Caillaux, ou minoritaires du temps du Bloc national. Je pense d'ailleurs que François Bayrou est trop bon connaisseur de l'histoire de France pour ne pas ignorer le rôle déterminant du parti radical à cette époque.
Cela peut-il se reproduire ? Il faudrait, me semble-t-il, que soient réunis deux ingrédients : d'une part une multiplicité des clivages partisans, d'autre part une idée-force recueillant l'assentiment des membres de l'assemblée au-delà du seul centre... On retrouve à peu près cette situation au Parlement européen aujourd'hui : deux grands partis, mais peu homogènes du fait des différences nationales, avec une majorité de l'Assemblée qui se retrouve autour d'un thème fédérateur : l'Europe et le libéralisme sont pour le Parlement européen ce que la nécessité de fonder la République, le patriotisme et la défense de la laïcité furent pour la IIIème République.
Ces deux conditions ne sauraient, selon moi, s'appliquer à la France aujourd'hui : les forces politiques, pendant la IIIème République, étaient suffisamment divisées pour que soit possible ce que le maintien de la cohésion du PS et de l'UMP ne peut aujourd'hui autoriser, et le diagnostic sur les réformes à accomplir, s'il est partagé dans les états-majors des partis comme je n'en doute pas (recherche, mise à niveau des universités, libéralisation du marché du travail, Europe), n'est pas proclamé par leurs dirigeants. A noter que, si les clivages qui existent toujours à l'intérieur de l'UMP (entre gaullistes et libéraux) et à l'intérieur du PS (entre sociaux-démocrates et tenants de la 1ère gauche) se révèlaient, il ne serait pas exclu que la première condition soit réunie, et qu'une coalition large entre les sociaux-démocrates du PS, l'UDF, et les libéraux de l'UMP puisse voire le jour. Mais c'est de la politique fiction.
Qu'en penser, finalement ? Que le projet du candidat soutenu par l'UDF a des bases, sûrement (on peut polariser une assemblée au centre, et même de manière stable). Que celles-ci sont ténues en la situation actuelle, aussi (on aura des difficultés à polariser au centre notre Assemblée nationale). Cela n'interdit pas d'essayer. Quant à l'UDF, le parti le plus europhile et donc a priori le moins attaché à l'esprit cocardier républicain, le plus démocrate-chrétien, comme continuateur du radicalisme laïcard de la IIIème République, l'idée peut faire sourire... Mais en 1927, la Parti radical, réuni en congrès, refusait de trancher entre la motion présentée par Daladier (réaliser pour de bon une alliance durable de gauche avec la SFIO) et celle de Herriot et Sarrault (affirmer la vocation du parti radical à être une force centriste de gouvernement se donnant comme objectif de réaliser le programme républicain), se prononçant pour une alliance de type cartelliste avec la SFIO tout en affirmant sa volonté de gouverner au centre, et donc avec le centre-droit de Poincaré. Toute ressemblance avec le choix difficile pour l'UDF entre la ligne Robien (alliance électorale et programmatique avec la droite) et la ligne Bayrou ne serait, bien sûr, qu'une pure imagiation de l'auteur.